❝ Chapitre premier ❞

Recroquevillée dans un coin sale du squat qui sert de bordel, l'adolescente tremble. Elle presse ses jambes repliées contre sa poitrine comme si cela lui servait de carapace. On ne voit pas son visage. Dissimulé par de longues mèches de ses cheveux bruns, elle le maintient délibérément contre ses genoux. Elle ne veut pas qu'ils voient qu'elle pleure. Elle a vu ce qu'on avait fait à celle qui l'avait précédée et qui n'avait pas retenu ses larmes. Cette fille, d'un an de plus qu'elle environ, aurait besoin de plusieurs semaines pour se remettre des nombreux coups qu'on lui avait infligés.

Une main se pose sur son épaule. Ses muscles se tendent, mais elle ne relève pas la tête. Elle sent une forte odeur de tabac lui parvenir jusqu'aux narines. Lentement, dans un geste à la fois ferme et doux, la main quitte son épaule pour lui caresser les cheveux. « Tu as fait le plus dur, poussin. Ça va aller maintenant. » Cette voix féminine, mais grave et cassée, Suren l'entend pour la première fois. La femme tire une nouvelle bouffée sur sa cigarette, puis, voyant que l'adolescente reste immobile, poursuit. « Il va te laisser tranquille pour le restant de la journée. Aujourd'hui, tu peux pleurer. En silence. Mais c'est la dernière fois, tu comprends ? » La femme, âgée d'une bonne trentaine d'années, sait qu'elle n'obtiendra pas de réponse. Elle se relève, et avant de s'éloigner, elle reprend. « Tu peux m'appeler Telma. »

Ses larmes sèchent peu à peu sur ses joues. Discrètement, fragilement, dans un geste si tremblant qu'on aurait pu croire que tout son corps était sur le point de se briser, comme on brise une poupée de porcelaine, elle laisse glisser une main sur l'intérieur de sa cuisse. Ses doigts parcourent sa peau égratignée. Ils tremblent en passant sur ses griffures les plus profondes, qui la brûlent toute entière. Elle finit par relever un peu la tête, juste assez pour pouvoir voir le sang sur le bout de ses petits doigts d'enfant. Elle a mal. Elle se sent déchirée de l'intérieur. Et elle l'est. Elle ne sait pas combien de temps la douleur va persister, combien de temps elle devra supporter les crampes qu'elle a au ventre, la raideur qu'elle a dans les reins.

Aujourd'hui, c'était la première passe de Suren Olympe Dewitt. C'était le jour qui marquait son entrée dans le monde de la prostitution. Elle avait un peu plus de douze ans, c'est tout. Voilà, il avait bien fallu qu'elle ait droit à son "baptême" pour faire partie intégrante du groupe de filles auquel elle appartenait désormais. Alors, lorsqu'elle s'était réveillée ce matin, on l'avait conduite directement dans le bureau de Finn. Elle avait compris. Immédiatement. Elle avait beau être encore toute jeune, toute innocente, elle savait ce que Finn et ses hommes faisaient des femmes et des filles qui vivaient dans ce vieil immeuble abandonné. Elle savait pour quelle raison Finn l'avait recueillie, il y avait deux semaines de cela. A ce moment-là, elle mendiait dans la rue, n'avait nulle part où aller, et la peau sur les eaux. Il lui avait juste laissé le temps de se remplumer... Maintenant que c'était fait, elle allait devoir travailler, comme les autres. Et son meilleur outil de travail, comme les autres, allait devenir son corps. Son petit corps d'enfant.

Lorsqu'elle entra dans le bureau, amenée là par un homme trapu qui devait servir d'homme de main à Finn, Suren vit clairement que le proxénète venait de glisser une large liasse de billets verts dans la poche intérieure de sa veste. Face à lui, se tenait un homme aux cheveux grisonnants, assez grand, les yeux verts. Suren n'oublierait jamais ce regard. Le regard de l'homme qui avait payé le prix fort pour acheter sa virginité.

Il l'avait emmenée dans une petite pièce humide, mal éclairée, et dont la tapisserie s'était imprégnée d'une odeur de transpiration nauséabonde. On y avait disposé un vieux matelas, rien de plus. Mais, pour ce qui allait se passer dans cette chambre, c'était amplement suffisant.

Suren avait senti son ventre se tordre sur lui-même, se tordre de frayeur, de dégoût, lorsque l'homme l'avait emmenée. Elle s'était mise à triturer nerveusement sa jupe, à baisser les yeux car elle refusait de voir la vérité en face. Elle avait voulu fuir, elle avait voulu éclater en sanglots. Elle avait voulu revenir à cette journée fatidique du 11 septembre 2001, et suivre son oncle au travail ce jour-là, pour mourir à ses côtés. Ou revenir encore avant, lorsqu'un jour elle s'était retrouvée à l'hôpital à cause des coups des élèves qui la martyrisaient, et périr de ses blessures. Ou bien encore plus tôt, lorsque sa mère s'était suicidée, pour se jeter avec elle sous le métro parisien. Et même encore avant ça. Lorsqu'elle avait quitté les entrailles de sa mère biologique pour rejoindre ce monde, afin de ne jamais prendre cette fichue première inspiration, et de finir étouffée dans le liquide amniotique, une seconde à peine après sa naissance... Cela aurait été merveilleux. Ne jamais avoir vécu, ne jamais avoir connu toutes ces souffrances. Fantastique. Jubilatoire. Délivrant.

Mais, au lieu de recevoir l'absolution, l'enfant entamait sa descente aux Enfers. Elle s'en rendit compte lorsque le client claqua la porte de la chambre derrière eux, l'enfermant dans cette cage feutrée avec lui et ses pulsions les plus viles. Le bruit sourd du bois qui claque eut l'effet instantané d'anéantir tous ses espoirs de s'échapper -au moins mentalement- de cet endroit infâme. Car, désormais, elle ne pouvait plus faire autrement que de regarder le client dans les yeux. De plonger ses prunelles innocentes dans celles, vertes et perverses, de son tout premier violeur. Sa peau froide comme celle du Serpent, sa langue visqueuse, son odeur âpre, ses grognements gutturaux, ses gestes empressés. Suren vivait chaque détail comme si sa puissance en était cent fois décuplée. Elle devait serrer les dents pour ne pas hurler, pendant que chaque coup de rein la démolissait, elle et son enfance, elle et sa pureté. Elle avait beau lutter, des cris douloureux lui échappaient. Et plus elle luttait, plus le Serpent aimait ça, plus il redoublait de violence. Les petites mains de Suren étaient crispées sur les larges épaules d'homme du client. Et elle voyait ses yeux, ses yeux qui la consumaient, ce regard qui lui faisait peut-être plus mal encore que l'assaut charnel qu'elle subissait.