Parfois, il n’est pas nécessaire de quitter les QG de la Corporation, ou même son bureau. Un des intérêts premiers d’être en position de maître, c’est qu’un seul coup de fil rapide au bon numéro vous apporte sur un plateau les personnes que vous avez envie de voir. Nul besoin de vous déplacer, nul besoin de perdre du temps, nul besoin de vous éloigner des divers écrans que vous surveillez. Parfois, un simple email judicieux vous permet de recevoir en quelques minutes la visite de celui que vous vouliez voir. Parce que personne ne souhaiterait faire attendre Twain trop longtemps, évidemment. On ne travaille pas dans la Corporation pour rester tranquille. Seulement parfois, Twain préfère quitter son bureau sans rien dire à personne, prendre un taxi, et débarquer à l’improviste chez quelqu’un. Quand ce quelqu’un ne fait pas partie de la Corporation, c’est déjà compréhensible. Bien qu’un rendez-vous dans un endroit neutre semble une meilleure idée. Quand ce quelqu’un fait partie d’un des meilleurs agents de la Corporation, et qu’il s’agit d’un des quatre bras droits de Twain, c’est plus difficilement compréhensible. Niels connaît par cœur le chemin de la Corpo, n’hésiterait pas à venir voir son chef et ami ou presque, et saurait masquer ses traces. Pourtant, lorsque Twain appuya de son pouce sur la sonnette de Niels, il savait très bien ce qu’il savait. L’appartement niché en plein cœur d’Adams Morgan était à l’abri de toutes les oreilles indiscrètes qu’on pouvait même trouver au cœur de la Corporation. Et Twain était précisément là pour parler discrétion.

Rassuré de ne trouver Niels en compagnie de personne – c’était une situation qu’il n’avait pris en compte qu’à son arrivée sur le palier de Niels – il entra dans l’appartement, jetant un coup d’œil circulaire sur la pièce centrale. Puis Twain s’installa sur un fauteuil, après avoir amicalement serré la main de Niels. « Désolée de passer à l’improviste, je ne vais pas te déranger trop longtemps. Est-ce tout va bien ici ? ». En même temps, si tout n’allait vraiment pas bien, il aurait été tenu au courant. D’une part parce que les immeubles de ses agents étaient équipés de caméras qui pouvaient le mettre au courant de chaque perturbation, mais il ne s’occupait pas trop des occupations de ses plus fidèles collègues, d’autre part parce que Twain était presque à 100% certain que Niels ne lui cacherait rien. Il y avait peu de gens auprès de Twain à qui il fasse vraiment confiance, mais Niels en faisait partie, sans hésitation, et ce depuis le premier jour, ce qui était déjà plus original. Depuis le premier jour où Niels avait décidé de s’allier à la Corporation, pour attaquer son père, et la Division. Depuis ce jour, plusieurs années avaient passé. Et Alviks-Ström père était resté introuvable ou presque. Ils s’étaient croisés quelques fois, sans que jamais Niels ne puisse agir. Le jour où Niels aurait sa revanche, partirait-il ? Cette question préoccupait parfois Twain. Seulement, il était parfaitement conscience qu’utiliser la vengeance de son ami avait des limites. Et s’il était en mesure de lui fournir son père, il le ferait. En fait, il viendrait immédiatement chez lui pour le lui signaler, à l’abri des oreilles indiscrètes.

« Est-ce que je peux me faire un café ? Il n’y a pas tellement de curieux à la Corporation, je ne crois pas du moins, mais il y a des missions qui nécessitent une discrétion absolue, et une équipe de deux hommes maximum. » Abandonnant progressivement la discussion banale du comment vas-tu et un café s’il te plaît, Twain dérivait vers la raison de sa venue. Il ne quittait pas Niels du regard. Était-il prêt ? Niels était plus jeune que lui, mais presque aussi compétent désormais. Différemment en réalité, chacun a ses propres techniques d’attaque, ses propres préférences. Niels le valait bien, sur plusieurs points du moins, il en était conscient. Seulement, celui sur qui Twain dirigeait sa vengeance était un homme qui l’avait trahi jusqu’au bout, hypocritement, qui l’avait fait souffrir et qui l’avait manipulé. Celui que Niels visait était un père, qui avait fait ce qu’il avait cru bon de faire, avec les méthodes – violentes – qu’il connaissait. Pouvait-on attaquer son père ? Twain en doutait. « Il y a eu un coup d’éclat de la Division hier après-midi. Je ne l’ai deviné qu’après coup malheureusement. Seulement, ils ont échoué, tous seuls. La cible à abattre était absente. Ils ont tué sa femme qui se battait comme un diable. L’homme revient aujourd’hui en début d’après-midi et je mets ma main à parier qu’il y aura un homme de la Division en embuscade, pour l’attendre ». Et il avait une petite idée de l’identité de l’homme de la Division qui serait là en embuscade. Mais Twain ne voulait pas précipiter les choses. Un scrupule étonnant, qui lui fit joyeusement prendre conscience que Niels était bien plus qu’un collègue.